5 septembre, Sighisoara : Kafka à Disneyland

Mes ancêtres Baruch vivaient à Disneyland. Plus précisément au pied de la colline sur laquelle les autorités religieuses, les artisans et les bourgeois saxons s’étaient installés à partir du XIVeme siècle. La ville s’appelait alors Schäßburg. Aujourd’hui elle se nomme Sighisoara, son nom roumain, et il n’y a quasiment plus de Saxons, exilés en Allemagne en vagues successives, au gré des aléas politiques qu’a connus la région depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Demeurent, cependant, d’élégantes églises aux toits richement décorés, de beaux bâtiments, un cimetière ombragé et romantique, un entrelacs  de ruelles pittoresques que bordent de coquettes maisons multicolores. Et, le soir, les jeux d’éclairage sont du plus bel effet. Accessoirement, Sighisoara se veut aussi — mais là, rien n’est moins sûr, la ville natale du comte Vlad Tepes dont s’inspira le romancier Bram Stoker pour créer son personnage de Dracula.

La citadelle de Sighisoara attire de nombreux touristes. (photo S. Valtat)

Dimanche 4 septembre, les majorettes se préparent à défiler. (photo G. Marion)
Un tel décor, représente un capital touristique sur lequel la municipalité veille avec jalousie. Concours de fanfares, défilés de majorettes, simulations de combats moyenâgeux avec épées, boucliers et cotte de maille, gentes dames et damoiseaux se promenant nonchalamment dans les rues, donnent à l’ensemble cette esthétique dont raffolent les studios Disney lorsqu’ils tournent Robin des Bois ou Cendrillon.Le succès est au rendez-vous : les touristes roumains affluent dans une ville où les prix des logements et des restaurants sont sans comparaison avec ceux pratiqués dans le reste du pays. Tout ce que l’industrie automobile allemande produit comme voitures haut de gamme – avec une préférence marquée pour les encombrantes crossover noires aux vitres fumées, est ici représenté, pilotées par des conducteurs visiblement trop jeunes pour avoir eu le temps d’amasser honnêtement leur fortune.

Aux siècles précédents les Juifs n’habitaient évidemment pas sur la colline. Ils étaient maintenus en bas, rassemblés autour d’une petite synagogue, dans un quartier situé à distance raisonnable de l’univers chrétien. Leur cimetière était à plusieurs kilomètres de là, à l’autre bout de la ville, sur une hauteur, bien à l’écart de toute maison.

Une rue de l’ancien quatier juif de Sighisoara. (photo S. Valtat)

Il n’y a aujourd’hui plus aucun  Juif à Sighisoara ; le dernier, un avocat nommé Erich Ilie-Raducan, est mort il y a deux ans. Mais la synagogue, où le dernier service s’est tenu en 1984, est toujours là, retapée grâce à la générosité d’un mécène de Washington. Les travaux qu’il a financés lui ont fait l’air pimpant qu’elle n’avait, vraisemblablement, jamais eu auparavant. Ses visiteurs -beaucoup d’Israéliens – sont des touristes à la recherche de leurs racines, descendants des Juifs de Sighisoara curieux de voir d’où ils proviennent.

La synagogue de Sighisoara remise à neuf. (photo S. Valtat)

Sighisoara constitue le berceau de la famille Baruch. Je n’ai jamais su depuis quand elle s’y était installée, mais dans ma mémoire confuse d’enfant, c’était « il y a longtemps ». Ce dimanche 4 septembre je suis donc devant la synagogue pour humer l’air du passé. Une voisine en garde les clefs. Elle en assure également l’entretien, renseigne les visiteurs et les incite à verser leur obole pour garder en bon état un bâtiment qui ne sert plus qu’à témoigner de la disparition d’un monde. A l’intérieur,  face à la porte, une pierre noire enchâssée dans un cadre de bois brun porte les noms, gravés à l’or fin, des notabilités de la communauté. Deux frères de mon grand père, mes grand-oncles Asher Zelig et Isaac Baruch, y figurent. Et moi le mécréant qui n’a jamais prié, j’en éprouve un discret sentiment de fierté.

La plaque en l’honneur des personalités de la Communauté juive dans la synagogue de Sighisoara. On peut y lire les noms de Zelig et d’Isaac Baruch. (photo S. Valtat)

La journée suivante sera moins glorieuse. Lorsque je me présente aux services de l’état-civil pour tenter d’en savoir plus en examinant les registres des naissances et des décès, l’employée de la mairie commence par me dire qu’elle ne possède rien d’antérieur à l’année 1895. Elle ignore où ces archives ont bien pu atterrir. En ce qui concerne les années postérieures, elle me demande de lui donner une date précise et elle ira elle-même consulter le document qui m’intéresse. C’est précisément là le problème. Pour lui donner une date précise, moi qui ne sait pas grand chose d’une famille dont il ne reste plus grand monde, il faut que je sache qui sont ceux que je cherche. J’espérais y parvenir en feuilletant moi-même les registres à la recherche de noms familiers et ainsi, de branche en branche, remonter le fil du temps et retrouver ces dates précises qu’on me demande aujourd’hui. Or il n’est pas question de manipuler moi-même le registre : « protection des données personnelles, me lance-t-elle d’un ton docte, la loi 677/2001 l’interdit ». La loi en question, comparable à la loi française Informatique et Libertés, ne semble concerner que le recueil et la transmission des données informatisées, mais elle n’en a cure. Ou ne le sait pas. Un fait demeure : je ne toucherai pas au précieux livre.

Après de vains essais de négociations, je lui donne de guerre lasse la date de naissance de mon oncle Jenö, retrouvé quelques jours auparavant dans les archives de Dej. Elle a tôt fait de retrouver son acte de naissance. Puis-je le voir ? Non ! A cause, encore, de la loi sur la « protection des données personnelles ». Puis-je alors en avoir une copie ? Toujours non. « Mais il est né en 1903 et mort à Auschwitz en 1944 ! » Cela ne change rien au problème : « protection des données personnelles ». Elle seule est habilitée à regarder dans les registres.

Bientôt inquiète de mon insistance, la dame me tourne maintenant presque le dos, comme pour mieux dissimuler ce que je pourrais lire par dessus le comptoir. Tout juste consent-elle à me lire les grandes lignes de ce qu’elle a, elle seule, sous les yeux et que, d’ailleurs, je connais déjà. Mais elle omet tout ce qui me permettrait d’élargir mes recherches : les mentions marginales, les noms des témoins, une éventuelle adresse de naissance.

C’est l’échec et il ne sert à rien d’insister. Au bureau du maire, l’on m’explique d’un ton gentil mais avec une obstination de bœuf qu’il me faut remplir une requête mentionnant ce que je recherche. On verra ensuite ce qui peut être fait. J’ai rempli la requête, amer et nécessairement imprécis. En la rédigeant je ne pouvais m’empêcher de penser que dans la résistance des autorités à donner les renseignements demandés, il y avait un peu plus que la traditionnelle bureaucratie locale : une difficulté à reconnaître la réalité d’un tragique événement où la Roumanie a eu une lourde part.

26 août, Dej : décor d’un monde disparu

Il y avait avant-guerre à Dej quatorze synagogues, fréquentées par quelques 5.000 Juifs représentant plus du quart de la population de la ville. Seule la grande synagogue, imposante, est toujours debout. Elle est désaffectée et nombre de ses vitraux sont cassés. Située directement dans le hall d’entrée, une petite salle de prières sert encore occasionnellement. A l’intérieur, des photos et des documents qui racontent les déportations de l’été 1944 ont été punaisées sur des panneaux de bois. Continuer la lecture de « 26 août, Dej : décor d’un monde disparu »