Je ne saurai sans doute jamais pourquoi mon grand-père, Josef Baruch, a décidé de s’installer à Dobrocina, un village proche de Dej et peuplé d’une centaine de familles. Venu de Sighisoara où étaient enracinés tous ses proches, il atterrit à Dobrocina au début du XXème siècle. 180 kms séparent les deux lieux. Dans la Roumanie de l’époque (ou, plutôt , dans la Hongrie d’alors) cela faisait déjà une belle trotte. Presque l’équivalent de l’exil. Il se l’est pourtant imposé. J’aime à penser qu’il y avait là une affaire de femme, rencontrée Dieu sait comment ou, plus vraisemblablement, croisée grâce à l’entremise d’un marieur au réseau interrégional.
Quoi qu’il en soit, Josef Baruch s’est marié dans la région de Dej, avec une fille du cru, Sarah Mendelsohn. Cinq enfants en sont nés, dont mon père, Maurice Baruch.
Lorsqu’en 2004, je suis venu à Dobrocina pour la première fois, j’ignorais tout de cette histoire. A peine savais-je que mon père avait eu des parents (la nécessité biologique…) dont le nom m’était d’ailleurs inconnu. Quand à de possibles frères et sœurs, je n’en soupçonnais même pas l’existence. Ma seule certitude reposait sur sa date et son lieu de naissance : le 8 août 1906, à Dobrocina. Ce détail là, il n’avait sans doute pas pu, et peut-être même pas voulu, le cacher.
L’état civil de la marie de Galgau, où étaient enregistrées les naissances de Dobrocina, m’a, à l’époque, rapidement livré mes premières pépites : l’acte de naissance de mon père, mais également celui d’un frère, Ernö (Ernest, né en 1908) et d’une sœur, Sarolta (Sara, née en 1909). Sur le registre des naissances de Bobalna, village voisin d’où ma grand-mère était originaire, j’ai déniché une sœur supplémentaire, Zseni (née en 1904) Et, enfin, il y a quelques jours, a Dej, Jenö (né en 1902), l’ainé de toute la fratrie, est sorti du chapeau.
Bilan : cinq enfants (trois frères et deux sœurs), nés entre 1902 et 1909. Sarolta est morte adolescente, emportée par une méningite, tandis que mon père, émigré en 1926 en Belgique puis en France, a survécu à la guerre qu’il a faite dans la région lyonnaise au sein du bataillon FTPF Carmagnole-Liberté. Jenö, ses trois enfants et sa femme, Zseni, Ernö et mes grands-parents, tous restés au pays, sont morts en déportation.
Lorsque j’arrive à Dobrocina ce 28 août, j’ai tout cela bien en mémoire. En sept ans, le village et ses maisons alignées le long d’une route pierreuse enveloppée de poussière semblent avoir à peine changé. Quelques bâtiments ont été repeints d’un ocre agressif ; des antennes satellitaires et des voitures récentes témoignent de la progression de la modernité.
Au mot de « famille juive » une voisine a tôt fait de m’indiquer la maison de mon grand-père, juste à côté. En elle-même, elle n’a que peu d’intérêt : après la guerre, le nouveau propriétaire l’a entièrement détruite, puis reconstruite. Ce sont sa fille et son gendre qui l’occupent aujourd’hui. Gentiment l’on court chercher un témoin, Maria Gavris, qui, enfant, jouait dans les prés voisins avec les enfants de Jenö lorsque, durant les vacances, ils montaient au village voir leurs grands-parents. Née en 1934, Maria Gavris a aujoud’hui 77 ans. Elle évoque ses camarades de jeu qu’elle désigne sous le prénom yiddish (« Bubi », « Herschi ») que leur donnaient leurs grands-parents. Elle nomme de la même façon ma tante Zseni (« Schayndele ; elle avait un boutique où nous allions chercher des bonbons ») et mon oncle Ernö (« Schloyme ; je ne sais pas trop ce qu’il faisait ; peut-être ne faisait-il rien, sa famille était riche ») qu’elle reconnaît tous deux sur les photographies que je lui tend. Elle se rappelle enfin ce jour du printemps 44 où « des soldats allemands » – il s’agissait plus vraisemblablement de gendarmes hongrois- sont venus chercher les deux seules familles juives du village. « On les a mis sur un camion et c’est tout. On a su après qu’ils avaient été emmenés à Bungur. Nous on a mis les bêtes à l’abri et on les a soignées, pour qu’ils puissent les récupérer lorsqu’ils reviendraient. »
Maria Gavris parle et je me souviens qu’elle m’avait déjà dit tout cela il y a sept ans. Mais à l’époque je n’avais pas les moyens de comprendre : je ne connaissais aucun des noms qu’elle me livrait. J’étais reparti accablé sous leur avalanche, persuadé que l’histoire se perdrait lentement dans la brume, avant de s’effacer définitivement de la mémoire des hommes.
Un voisin qui assiste à nos retrouvailles se souvient alors de l’existence de Lodovica Osane. Sa mère, Florica Danis, était la servante de mes grands-parents. « Elle a encore sa tête, elle pourra parler », dit-il. Lodovica, 85 ans, n’a en vérité plus toute sa tête. Elle vit seule dans une petite maison avec une maigre retraite d’ouvrière de la coopérative agricole disparue avec la chute du régime communiste. Elle me regarde longuement, sans paraître comprendre ce que je lui veux. Puis, lentement, son visage s’illumine ; cela lui revient : des situations, des noms qui affleurent aux bords de ses lèvres. Elle ne reconnaît pas les photos – je crois qu’elle ne les voit pas bien sur l’écran de l’ordinateur ouvert en plein soleil- mais me dit : « Tu ressembles à ton père. Moychele –il s’agit de son nom en yiddish– est venu tout de suite après la guerre voir ma mère. Il lui a donné des pantoufles. Ils ont parlé entre eux et puis, je ne l’ai jamais revu. Ma mère ne m’a pas dit ce qu’ils avaient parlé. » Vrai ? Faux ? Seulement improbable ? Lodovica me regarde encore. Les larmes lui montent aux yeux. « Je n’aurais jamais pensé revoir un jour des gens revenus de l’autre monde », dit-elle.
Je quitte Dobrocina. Rapproché à ce que j’ai appris ces dernières années, ce qui m’a été livré aujourd’hui soulève un nouveau mystère : mes deux demi-frères qui habitaient Dej, la même ville que leur cousins, et portaient le même nom qu’eux, ne venaient pas à Dobrocina voir leurs grands-parents. Personne ne les y a vus ; personne ne semble avoir connu leur existence.